Le recensement des Juifs

Après la débâcle de mai-juin 1940, les pleins pouvoirs sont donnés à Pétain. Le gouvernement de Vichy va très vite prendre des mesures anti-juives. L'antisémitisme d'État, qui accuse les Juifs de tous les maux, est d'abord fait d'exclusion et d'appropriation, puis concourra à l'antisémitisme d'extermination.

Le 27 septembre 1940, le Militärbefehlshaber (commandement militaire) publie la première ordonnance enjoignant impérativement aux Juifs de la zone Nord (français ou étrangers) de se faire recenser avant le 20 octobre.

Le premier statut des Juifs est établi par le gouvernement de Vichy le 1er octobre 1940. Il exclut les Juifs de tous les postes de la fonction publique, de la presse et du cinéma, prévoit leur exclusion des professions libérales et proclame la notion de race juive, alors que l'ordonnance allemande du 27 septembre ne fait référence qu'à la religion juive. Selon ce statut, « est regardée comme Juif toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint est lui-même juif. »

Les 2 et 3 octobre également, la préfecture de police communique, par voie de presse et d'affiches sur les murs :
« La déclaration prescrite par ordonnance du chef de l'administration militaire en France concernant les Juifs sera reçue, à Paris et dans le département de la Seine, par les commissaires de police.
Les ressortissants juifs devront, en conséquence, se présenter dans les commissariats des quartiers ou circonscriptions de leur domicile, munis de pièces d'identité.
Afin d'éviter une trop longue attente, les intéressés sont invités à se rendre, selon la première lettre de leur nom, aux dates indiquées au tableau ci-après ».

Le recensement s'échelonne du 3 au 19 octobre.
La déclaration du chef de famille était valable pour toute la famille. Les Juifs recensés devaient fournir : le nom, les prénoms, la date et le lieu de naissance, le sexe, la situation de famille, la profession, la confession, la durée ininterrompue de séjour en France, la nationalité, la filiation, le domicile actuel.

Les déclarations sont ensuite centralisées pour le département de la Seine à la préfecture de police.
Les fiches individuelles sont orange pour les Juifs étrangers, bleues pour les Juifs français.
Les fiches familiales sont beiges pour les Juifs étrangers, bleues pour les Juifs français.
Quatre sous-dossiers sont créés : un fichier alphabétique, un fichier par nationalité, un fichier par domicile (rue et numéro), un fichier par profession.

Le fichier central permet ainsi d'identifier chaque Juif, de procéder aux vérifications demandées par l'administration et les divers services de police, de sélectionner les Juifs par rues, nationalités, etc., d'examiner le cas des personnes arrêtées.
Les déclarations donnent lieu à l'ouverture d'un « dossier juif » : tout célibataire reçoit un numéro de dossier, de même que mari et femme et leurs enfants de moins de quinze ans se voient attribuer un dossier portant un numéro identique.

La très grande majorité (environ 90 %) des Juifs du département de la Seine se fait recenser en octobre 1940.
Le préfet de police précise au chef de l'administration militaire de la région de Paris, le 26 octobre : « Ce travail a été effectué du 3 au 19 octobre. À cette date, ont été inscrits 85 664 sujets français, 64 070 sujets étrangers, soit au total 149 734 Juifs ».
Des retardataires vont se faire recenser jusqu'en juillet 1941.

Ce fichier allait devenir le « fichier Tulard », du nom du fonctionnaire de la préfecture de police qui l'a réalisé1.
Il allait servir de modèle pour l'établissement des fichiers des autres zones. Xavier Vallat, premier commissaire général aux questions juives, écrit : « Pour concrétiser notre si intéressante visite d'hier à votre service, je crois qu'il serait tout à fait intéressant pour nous d'avoir un bref exposé de la manière dont vous avez procédé dans vos services pour l'établissement de ces fiches et des différents classements que vous avez adoptés ». Il écrit plus tard, lorsqu'il envisage un fichier national : « Il conviendrait que ce fichier de province soit établi selon un modèle unique. On ne saurait mieux faire, à cet égard, que de s'en rapporter à celui qui a été adopté par la préfecture de la Seine ».

En juin 1941 a lieu le deuxième grand recensement : il concerne toutes les personnes qui sont juives selon la loi du 2 juin 1941 (c'est-à-dire le deuxième statut des Juifs, qui vient d'être promulgué). Ce recensement concerne les personnes et les biens qu'elles possèdent.
Théoriquement, les personnes qui s'étaient déjà déclarées ne doivent pas le faire à nouveau. Seules sont tenues à la déclaration les personnes qui, non juives aux termes de la loi allemande2, le sont aux termes de la nouvelle loi vichyssoise. Dans la Seine, contrairement à d'autres départements, la préfecture de police n'effectue pas de nouveau recensement général, mais engage des procédures de contrôles réguliers : « À compter du 1er octobre 1941, les Juifs français et étrangers, âgés de plus de 15 ans, seront soumis à un contrôle périodique ».

Selon le rapport de Dannecker (chef du service des affaires juives de la Gestapo en France) du 1er juillet 1941, les Juifs recensés à Paris sont alors 139 979 :
56 690 hommes et 55 318 femmes,
12 002 garçons et 11 817 fillettes de moins de 15 ans,
La majorité des 34 152 chefs de famille étrangers sont des Polonais : 13 207.
Les Juifs étrangers et français habitent dans le XIe (16 %), le Xe et le XXe (10 %), le XVIe (8 %), le IXe (7 %), le IIIe et le IVe (5 %).
L'extension de la définition du Juif (d'abord selon des ordonnances allemandes, puis surtout selon la loi française de juin 1941) avait conduit à des inscriptions supplémentaires. À l'inverse, certains avaient quitté la zone occupée.

De nombreux autres fichiers juifs sont constitués : celui des anciens combattants, celui des commerçants, des cartes d'alimentation, des Juifs entrés en France après 1936, etc. En 1941, les Juifs qui possédaient une bicyclette devaient aller le signaler aux autorités policières. De nouveau ils déclinaient leur identité, âge, adresse ; on leur remettait un reçu et l'on créait le fichier des bicyclettes. Il en fut de même pour les postes de TSF, d'après une ordonnance allemande du 13 août 1941.

Le fichier « retrouvé » en 1991, après avoir « disparu », n'est en effet pas complet.
Seules y subsistent les fiches des personnes arrêtées, poursuivies et déportées. Les autres fiches ont été détruites en 1948 et 1949.
Il reste environ 60 000 fiches sur les 150 000 du fichier initial (voir la page sur le Fichier juif).

Le recensement d'octobre 1940 a d'abord été utilisé pour le marquage des papiers d'identité. À Paris, entre le 22 octobre et le 7 novembre, Les Juifs furent convoqués individuellement dans les commissariats de leur domicile pour présenter leur carte d'identité ou leur carte de séjour. Sur les cartes d'identité, devait être porté « un cachet rouge Juif ou Juive de 1,5 cm sur 3,5 cm ». En mai 1942, était adopté le principe d'une perforation des papiers ou titres d'identité, qui débuta en août 1943 dans le département de la Seine.
Le recensement a aussi été utilisé pour des contrôles réguliers : le 30 novembre 1941, par exemple, un rapport de la préfecture de police précise qu'un premier contrôle, effectué entre le 1er et le 10 octobre, a concerné 92 854 adultes et 17 428 enfants. Tous les Juifs eurent à se présenter à l'annexe de la préfecture.
Il fut aussi utilisé pour marquer les cartes d'alimentation à partir de janvier 1943.
Il servit surtout de base pour les rafles. Les fiches du fichier Tulard étaient recopiées et distribuées dans les arrondissements d'exécution.

Sources sur les fichiers et les rafles :
Le Fichier Juif, rapport de la commission présidée par René Rémond, Plon, 1996.
Le Fichier, Annette Kahn, Robert Laffont, 1992.
Le Calendrier de la persécution des Juifs en France, Serge Klarsfeld, publié par l'Association FFDJF (Filles et fils des Juifs de France), 1993.
Vichy-Auschwitz, Serge Klarsfeld, Fayard, 1983.
1941, les Juifs en France, Serge Klarsfeld, publié par l'Association FFDJF, 1991.
Rapport général de la Mission Mattéoli, Documentation française, 2000.

1. André Tulard est mort en 1967, sans avoir été inquiété.
2. Lois de Nuremberg.

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