Les Livres du souvenir

« La mémoire a perdu ses derniers repères sociaux. Elle ne peut plus s’inscrire dans la pierre. Il n’y a plus de shtetl où se promener, plus personne pour perpétuer le souvenir sur la terre où on a enterré ses morts depuis un millénaire. Il ne reste plus que le monument de papier. Le yizker-buh. »

Les Livres du souvenir. Mémoriaux juifs de Pologne
Annette Wieviorka et Itzhok Niborski

Le yizker-buh (yizker-biher au pluriel) est un néologisme forgé après la Seconde Guerre mondiale par la juxtaposition du mot d’origine germanique buch (livre) et du mot hébreu yizkor (rappel du souvenir des morts), titre et premier mot de la prière à la mémoire des morts. Ces livres, bien qu’appartenant à la littérature laïque, se placent directement sous le signe d’une mémoire ayant une dimension sacrée. Ils tiennent la place de mémorial, d’office commémoratif pour des morts sans sépulture.

Dès la libération des camps d’extermination, des comités historiques se réunirent dans les camps pour personnes déplacées, et constituèrent des commissions pour rassembler les témoignages des survivants et établir la chronique du massacre. Bientôt, on passe de cette chronique à l’histoire et à la vie d’avant le génocide. Et ce n’est pas le chroniqueur professionnel – rabbin ou talmudiste érudit, historien ou ethnologue – qui tient la plume. On donne la parole à tout le monde. Avoir vécu dans une Communauté, être rescapé du génocide suffit à légitimer l’écrit et la parole. On rassemble ces écrits et ces paroles dans des livres qu’on nomme yizker-biher.

Les yizker-biher ont pu voir le jour grâce à l’existence dans les pays d’accueil d’associations originales, que seule l’immigration juive a créées, les landsmanshaftn, sociétés d’émigrés originaires du même « pays ». La réalisation de ces livres a été l’aboutissement et la cristallisation d’une sociabilité qui a rassemblé les premières générations d’émigrés dans tous les pays d’accueil. Ces associations étaient plus de deux mille aux États-Unis avant la guerre, plus de deux cents en France1. On en trouvait en Argentine, en Afrique du Sud, en Belgique et en Israël.

Au départ, ces sociétés étaient des sas, des lieux fermés et étanches entre deux milieux différents – la société de départ et la société d’accueil –, qui devaient permettre le passage de l’un à l’autre. La première génération d’émigrés (à la fin du XIXe siècle) venait de bourgades qui avaient peu de contacts avec le progrès technique ; les émigrés du même shtetl se rapprochèrent parce que la vie matérielle était dure ; ils formaient une société d’entraide. Au début du XXe siècle, les sociétés se politisent, en écho avec la politisation en Pologne. Après la Première Guerre mondiale, l’amélioration de la situation matérielle des membres des landsmanshaftn contraste avec la détresse économique croissante de la Pologne ; l’aide au shtetl d’origine se développe.

Après la Seconde Guerre mondiale, cette aide n’a plus guère de sens : les shtetlekh sont devenus judenrein2 ; reste à aider les survivants à retrouver leurs traces dans les différents centres de personnes déplacées, à obtenir pour eux des visas d’installation. A partir des années cinquante, deux des raisons d’être des sociétés disparaissent : l’aide au pays d’origine et l’assistance dans la société d’accueil, du fait de l’ascension sociale de ses membres. Reste le plaisir de se retrouver, et le caveau. Une date rassemble en effet les landslaït3 dans la célébration du souvenir des morts.

La rédaction des yizker-biher a été la dernière activité de ces sociétés. Pour réaliser ces livres, les landsmanshaftn constituent des comités transnationaux, regroupant des représentants des sociétés des différents pays d’accueil. Ce sont ces comités qui se chargent de rassembler les articles et de trouver l’argent nécessaire à la publication. Ces livres doivent rester dans les maisons, à une place d’honneur, est-il souvent signalé, comme une relique sacrée ou comme l’album de photos de famille que l’on feuillette pour se souvenir. Une sorte de cimetière domestique qui réintègre la famille dans le réseau de sociabilité qui fut le sien : mémoires familiales inscrites dans le cercle de la mémoire de la ville, élément d’une culture disparue.

Ces livres présentent des différences considérables : certains portent témoignage sur de multiples Communautés de quelques centaines de Juifs, d’autres sur de véritables villes juives de plusieurs dizaines, voire de centaines de milliers d’habitants. Certains ne recueillent que des mémoires de simples gens qui savent à peine tenir la plume ; d’autres sont faits principalement par des historiens et des écrivains professionnels. Certains n’ont qu’une dizaine de pages, d’autres plusieurs milliers. Rédigés hors de Pologne par la première génération d’émigrés, ils le sont dans une langue juive : le yiddish ou l’hébreu. Le plus grand nombre (85 %) des yizker-biher de l’Europe orientale concerne des localités de Pologne dans ses frontières de l’entre-deux-guerres.

Ils comportent en général d’abord une histoire de la ville et de sa communauté juive, fondée sur des documents d’archives ou sur des encyclopédies polonaises ; la deuxième section évoque la ville avant la Première Guerre mondiale, la troisième traite de l’entre-deux-guerres ; elles entremêlent articles de journaux, études et témoignages ; cette troisième section étudie les institutions communautaires, les personnalités de premier plan, etc. La dernière partie, souvent la plus fournie, retrace les événements de la Seconde Guerre mondiale. Elle comporte des récits de survivants.

Les yizker-biher sont une façon de sauver les morts du néant, et cela se fait nécessairement par l’affirmation de l’unicité des êtres. Ceux qui rédigent les livres honorent un testament implicite, qu’il faut comprendre au sens hébraïque d’alliance ; non pas avec Dieu, mais alliance des vivants avec les morts, des morts avec les vivants. La spécificité d’un individu n’existe jamais abstraitement : c’est le groupe qui la lui confère. Redécouvrir la spécificité de l’individu implique la reconstruction de cette collectivité et de sa culture par les matériaux du souvenir. Les yizker-biher sont un des lieux où le lambeau résiduel du peuple juif de l’Europe orientale a consigné volontairement sa mémoire.

1. Voir la page sur les organisations des Juifs polonais émigrés en France dans l’entre-deux-guerres.

2. « Nettoyés des Juifs », en allemand.

3. Originaires d’un même shtetl.

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