Les organisations juives en France

Les différences entre les Communautés se retrouvent aussi dans leurs organisations et leurs réactions face à la montée du nazisme.

Les sociétés de secours mutuel, ou landsmanshaftn, regroupaient la majorité des immigrés de fraîche date : en 1939, il y en avait près de 200, par localité d'origine, où chacun retrouvait ses anciens compagnons de Pologne et de Russie. Ces sociétés constituaient un réseau convivial, d'entraide, éducatif et culturel1. La landsmanshaft de Zelechow (le village d'où vient la famille Ryfman, associé au shtetl de Kock) a été créée en 1932.

Les landsmanshaftn étaient regroupées dans la Fédération des sociétés juives de France depuis le début des années vingt. En 1938, les communistes créèrent l'Union des sociétés juives de France (Farband). Certaines landsmanshaftn adhérèrent aux deux regroupements ; certains shtetlekh d'origine avaient deux sociétés, l'une adhérente à la Fédération, l'autre à l'Union.

Trois quotidiens en yiddish étaient publiés avant la guerre. Le Pariser Haïnt (Paris aujourd'hui) était proche de la Fédération et d'inspiration sioniste ; il tirait à 8 000 exemplaires et parut de 1926 à 1940. Le quotidien Naïe Press (Presse nouvelle), communiste, vit le jour en 1934 ; il tirait à 7 000  exemplaires, puis son tirage dépassa celui du Pariser Haïnt. Unzer Stime (Notre voix) fut édité par les bundistes à partir de 1936.

Des syndicats juifs par professions se formèrent à partir du début du siècle2. Des sections en langue yiddish existaient à la CGT ; elles étaient regroupées dans une Commission intersyndicale des ouvriers juifs, rattachée à l'Union syndicale de la région parisienne. Des sections yiddishophones se constituèrent aussi à la CGTU lors de sa création en 1921. Mais les bundistes, un court temps adhérents à la CGTU, revinrent à la CGT. En 1936, 16 000 Juifs étaient syndiqués, soit la majorité de la population travailleuse.

Les immigrés de gauche créèrent le Roïte Hilf (Secours Rouge), des réseaux d'écoles, une université populaire, un Théâtre ouvrier yiddish. Le mot d'ordre fut : Mit ponim tsu Frankreich (Le visage tourné vers la France).

Ainsi s'étaient formées des Communautés à champs multiples (à la fois politiques, syndicales, d'entraide, culturelles, de Sécurité sociale et de mutuelle, ou simplement réseau convivial et d'entretien des caveaux). Mais chaque tendance avait son propre réseau. Il s'agissait en quelque sorte de Kehilot3 laïques. Paradoxalement, le sionisme, qui luttait en principe contre l'enracinement des immigrés en France, était devenu également un réseau d'intégration : pour les immigrés qui avaient rejeté le mode de vie du shtetl, le soutien au sionisme signifiait d'abord l'adhésion à une nouvelle judéité non religieuse.

Le Consistoire était dominé par les Juifs français et sa direction assurée par les Juifs alsaciens. Bien qu'il ait créé de nombreux oratoires pour les nouveaux immigrés pratiquants, ceux-ci préférèrent pratiquer les rites de leur pays d'origine et créèrent leurs propres lieux de prières.

Réactions à la montée de l'antisémitisme

Devant la montée du nazisme et de l'antisémitisme, les organisations de la Communauté se différencièrent. Certaines croyaient à une politique d'union nationale française contre l'antisémitisme, ce qui conduira par exemple à des contacts entre le Consistoire et les Croix-de-feu4 au début des années trente... Au sein même de la Communauté juive, l'idée que les immigrés récents, par leur pratiques et leur manque d'assimilation, contribuaient à créer un sentiment de xénophobie chez les Français, était très présente, de même que celle qu'ils n'avaient pas à se mêler des affaires politiques intérieures de la France ou qu'ils prenaient le travail des autres. On peut lire des articles ahurissants à ce sujet dans la presse juive traditionnelle.

Le débat s'amplifia sur le choix d'une action spécifiquement juive contre l'antisémitisme, ou d'une alliance avec des organisations politiques françaises. Un Mouvement populaire juif fut créé en 1935, qui liait le combat contre les législations à l'encontre des étrangers et la lutte contre la xénophobie, et reliait l'antisémitisme au fascisme.

L'arrivée au pouvoir du Front populaire en 1936 suscita l'espoir au plan politique et améliora momentanément la situation des clandestins, en particulier des réfugiés politiques auxquels des autorisations de travail furent données. Une loi d'amnistie concernant les séjours irréguliers fut adoptée en août 1936, les expulsions s'interrompirent, les contrôles furent assouplis et les naturalisations s'accélérèrent.

Les métiers juifs s'associèrent aux grèves de juin. Déjà à la fin de 1935, les entrepreneurs juifs firent grève contre les Galeries Lafayette, pendant trois mois5. En 1936, tout se croisait : entrepreneurs contre maisons de couture, ouvriers contre patrons, façonniers contre patrons. Les grèves se prolongèrent au-delà des accords de Matignon, jusqu'en mars 1937, pour l'obtention d'un accord sur les 40 heures dans les métiers juifs. Mais cet accord eut, en pratique, peu d'effet, en particulier pour les façonniers.

Le gouvernement de Léon Blum était pris dans ses propres contradictions : décision de ne pas intervenir en Espagne contre le fascisme, ambiguïtés sur la question juive. Blum note dans ses mémoires qu'en 1936 il dit à un représentant de l'Allemagne à Paris, qu'en tant que Juif et marxiste, il aurait dû refuser toute discussion avec un État où l'on interdit les organisations socialistes et où l'on persécute les Juifs ; mais dans ce cas, il aurait failli à sa responsabilité d'homme d'État français de défendre les intérêts de la nation et de chercher à maintenir la paix. Le premier gouvernement du Front populaire fut renversé en mars 1937. Le Mouvement populaire juif disparut également. La sous-section juive du Parti communiste fut dissoute à cette même date.

Devant la montée du danger fasciste, la Communauté tenta de s'unifier, entre autres par la création d'un Conseil de la Communauté, mais n'y parvint pas ; Juifs français et Juifs immigrés d'Europe orientale, Consistoire, Fédération et organisations politiques restèrent opposés. La Fédération s'interrogea sans fin sur l'admission en son sein des organisations juives de gauche en tant que telles.

Après les pogroms en Roumanie au début de 1938 et l'Anschluss6 en mars, l'inquiétude grandit. Mais au lendemain de l'Anschluss, on pouvait encore lire dans L'Univers Israélite (représentant le judaïsme français, proche du Consistoire) : « L'israélite français a trop de tact et de réserve pour demander que la politique extérieure de son pays soit fonction des persécutions que ses coreligionnaires endurent hors des frontières... Notre amour de la paix fait taire en nous le ressentiment. »

Après les Accords de Munich en septembre 1938, l'attitude de la majorité des Juifs, en particulier français, n'était pas particulièrement anti-munichoise. Mis à part le Bund, qui mettait en garde depuis Munich sur le danger d'une trop grande dépendance des immigrés à l'égard du mouvement ouvrier français, et des groupes de jeunes qui critiquaient la politique munichoise, la Communauté restait mobilisée par la paix. L'idée d'autodéfense demeurait très minoritaire.

La Nuit de Cristal en Allemagne provoqua l'affolement, mais guère plus de mobilisation en France. L'attentat de Herschel Grynszpan contre un diplomate allemand, qui servit de prétexte à la Nuit de Cristal, fut condamné : L'Univers Israélite demanda pardon à la veuve, la Fédération précisa que le jeune homme n'avait rien à voir avec la Communauté immigrée, la presse communiste l'accusa d'être un agent double trotsko-nazi !

Sources :
Les Juifs à Paris de 1933 à 1939, David H. Weinberg, Calmann-Lévy, 1974. Les références bibliographiques y sont très nombreuses.
Conférences données par Philippe Boukara à la Maison de la culture yiddish en 2002.
Les Enfants de papier, Didier Epelbaum, Grasset, 2002.

1. Les landsmanshaftn sont une forme particulière des havershaftn (confréries) qui se regroupaient soit par affinité professionnelle ou idéologique, soit selon le lieu d'habitation actuel ou ancien. Les landsmanshaftn correspondaient à ce dernier type de regroupement. Mais on trouve aussi des landsmanshaftn par affinité idéologique (sionistes de gauche ou de droite, socialistes, etc.) ou par métiers (par exemple : Carreau du Temple). Elles ont été créées à partir du début du siècle, et pour l'essentiel d'entre elles entre 1918 et 1939. En 1939, il y avait 87 landsmanshaftn et 83 havershaftn, soit 170 sociétés de secours mutuel ; 17 000 ménages cotisaient : la majorité des immigrés était donc adhérente.

2. Lorsque se créa en 1896 le syndicat des casquettiers, le yiddish fut la langue officielle du syndicat… Il était dirigé par Lozovsky, qui deviendra plus tard le dirigeant de l'Internationale syndicale rouge.

3. La Kehila (les Kehilot) représentait la Communauté juive en Pologne, au sens de Communauté religieuse. Voir le repère sur la Communauté juive en Pologne dans l'entre-deux-guerres.

4. L'association des Croix-de-Feu est une organisation française d'anciens combattants fondée en 1927, réservée à l'origine aux titulaires de la croix de guerre et dirigée par le lieutenant-colonel de La Rocque à partir de 1931. Celui-ci en fit un mouvement politique conservateur prônant l'ordre national et le progrès civique, et élargit son recrutement. Anticommunistes, d'extrême droite et d'idéologie social-chrétienne, les Croix-de-feu affectionnaient les parades motorisées. Lors de la manifestation d'extrême droite du 6 février 1934, elles refusèrent cependant de marcher sur l'Assemblée nationale, par attachement à la République, sauvant celle-ci de l'effondrement. L'organisation fut dissoute en 1936, en même temps que les ligues d'extrême droite. De La Rocque fonda le Parti social français (PSF). D'abord favorable à Pétain en 1940, il prit ensuite position contre la politique de collaboration, fut arrêté et déporté en Allemagne.

5. Les grands magasins passaient directement commande aux ateliers de confection, qui devenaient ainsi leurs fournisseurs (travail à façon « en gros »).

6. Pour plus d'informations sur les événements cités, on pourra se reporter par exemple aux articles de Wikipédia à propos de l'Anschluss, des Accords de Munich et de la Nuit de Cristal.

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